De récentes formations accélérées en enseignement promues par Québec, qui assume pour des millions de dollars les droits de scolarité de ses étudiants, gagnent en popularité. Elles n’ont pourtant fait l’objet d’aucune étude sérieuse dans la province, a constaté Le Devoir. Ce qui préoccupe plusieurs experts.
Depuis l’an dernier, le ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, a évoqué à maintes reprises l’importance, selon lui, de miser sur la création de diplômes d’études supérieures spécialisées (DESS) visant à former des enseignants rapidement.
Ces programmes, qui ont principalement vu le jour dans la dernière année à la TELUQ et à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT), permettent à des étudiants détenant un baccalauréat et travaillant déjà dans un centre de services scolaire (CSS) de suivre une formation de 30 crédits qui leur ouvre la voie vers l’obtention du brevet d’enseignement.
Au terme de leur formation, ces étudiants devront effectuer un stage probatoire en milieu scolaire d’une durée de 600 à 900 heures au terme duquel ils obtiendront ce Saint Graal, et cesseront d’être considérés comme étant non légalement qualifiés.
De qualité inconnue
Jointe par Le Devoir, la Fédération des CSS du Québec indique qu’elle « appuie » les programmes qualifiants mis en place au Québec depuis deux ans « puisqu’ils s’appuient sur les meilleures pratiques soutenues par la recherche ».
Or, en ce qui concerne les DESS en enseignement, une seule analyse à leur sujet a été effectuée au Québec, a constaté Le Devoir. Cette démarche a été réalisée par des chercheurs de la TELUQ et se base sur des tableaux descriptifs fournis par le CSS Marguerite-Bourgeoys. Ceux-ci portent sur la performance de 14 étudiants au DESS en éducation préscolaire et en enseignement primaire de la TELUQ lors de l’année 2022-2023.
Les résultats de cette analyse ont été mentionnés dans un texte rédigé par les trois auteurs de celle-ci et publié en février dernier sur le site Web du média indépendant La Conversation. Les trois auteurs de ce texte, parmi lesquels on compte le professeur Steve Bissonnette et son partenaire d’affaires et collègue de la TELUQ, Mario Richard, affirment qu’une « majorité » des enseignants non légalement qualifiés ayant entamé ce DESS « ont conduit leurs élèves à de meilleurs résultats scolaires par rapport à leurs homologues qualifiés ».
À noter que l’entreprise des professeurs Bissonnette et Richard, le Groupe Proxima, a reçu 25 000 $ du ministère de l’Éducation pour le « déploiement du programme d’études conduisant au DESS ». Leur analyse n’a jamais été rendue publique dans son entièreté et fait sourciller de nombreux experts, qui trouvent l’échantillon utilisé faible et déplorent de ne pas avoir accès à l’ensemble des détails méthodologiques.
« En ce moment, le ministre est en train de généraliser le développement de ces voies-là, alors qu’il n’y a pas d’études au Québec qui appuient ce genre de formation », constate Mylène Leroux, professeure au Département des sciences de l’éducation de l’Université du Québec en Outaouais. Il s’agit pourtant de « changements majeurs dans la formation » des enseignants, rappelle-t-elle. « Je trouve ça très inquiétant. »
Québec priorise ainsi la création de nouveaux programmes courts en enseignement sans savoir quels seront leurs effets concrets sur la rétention du personnel et la qualité des services offerts aux élèves, notamment, note pour sa part Geneviève Sirois, qui est professeure en gestion scolaire à la TELUQ. « C’est sûr que ça a de l’impact. Après ça, de l’impact sur quoi exactement ? On ne le sait pas encore parce qu’on est en train de construire l’avion en plein vol », poursuit l’experte.
« Pour moi, il devrait minimalement y avoir une réflexion de fond. Présentement, la maison brûle, et on est en train de faire n’importe quoi sans trop regarder les choses à long terme », ajoute-t-elle, en référence à la gestion de la pénurie de main-d’oeuvre dans le réseau de l’éducation par le gouvernement Legault.
« La question qu’on doit se poser, c’est : est-ce qu’on veut juste pouvoir dire administrativement qu’on a augmenté le nombre d’enseignants légalement qualifiés ? Ou on veut être capable de dire, comme société, qu’on a dans notre système des enseignants pleinement formés et compétents ? » demande quant à elle la doyenne Julie Desjardins, qui préside l’Association des doyens et directeurs pour l’étude et la recherche en éducation au Québec.
« La maison brûle, et on est en train de faire n’importe quoi sans trop regarder les choses à long terme »
— Geneviève Sirois
Québec se défend
Le ministre Drainville réplique qu’accélérer la formation des enseignants « ne veut pas dire diminuer la qualité » de ceux-ci. « Les enseignants qui peuvent s’inscrire à ces formations courtes sont des enseignants qui détiennent déjà des compétences dans la matière enseignée et qui sont déjà dans une classe », rappelle le ministre. « Avec les formations courtes, on leur permet d’aller chercher les acquis manquants en pédagogie. »
La TELUQ mentionne de son côté que ses étudiants aux DESS en enseignement doivent, en plus de détenir un baccalauréat, « avoir une tâche d’enseignement minimale de l’ordre de 40 % au primaire ou au secondaire, ou un minimum de 320 heures d’enseignement aux adultes comme enseignant non légalement qualifié », soit l’équivalent de deux mois de travail à temps plein.
Le ministère a d’autre part présenté en septembre un projet de règlement visant à étirer pour quatre années supplémentaires, soit de 2025 à 2029, la possibilité pour les étudiants à des DESS en enseignement d’obtenir une autorisation d’enseigner dès leur inscription à ceux-ci. Une mesure qui inquiète Julie Desjardins. « Ce qui me préoccupe, c’est qu’on a retiré toutes les balises qui assuraient la crédibilité du système de formation. Là, en ce moment, on joue avec le vocabulaire. On dit que des enseignants sont légalement qualifiés quand ils n’ont pas suivi un seul cours d’éducation », relève-t-elle.
Certains pourraient ainsi ne jamais suivre le DESS auquel ils se sont inscrits et conserver tout de même leur autorisation d’enseigner, évoque-t-elle. « Il n’y a pas en ce moment de mécanisme pour aller vérifier qu’ils suivent des cours. »
Une popularité croissante
Depuis leur lancement en 2023, les DESS ont gagné en popularité au détriment des maîtrises qualifiantes, plus longues et comptant deux fois plus de crédits, qui peinent à attirer et à retenir leurs étudiants.
Le nombre d’étudiants inscrits à la maîtrise qualifiante en enseignement secondaire à l’UQAT a ainsi fondu de 66 % l’an dernier, pour s’établir à 20, contre 59 en 2022-2023. Pendant ce temps, 51 étudiants se sont inscrits l’an dernier aux deux DESS en enseignement offerts par l’établissement. Le professeur Jean-Marc Nolla, également directeur des programmes de DESS à l’UQAT, constate ainsi qu’il y a une « tendance » des étudiants à « passer de la maîtrise qualifiante vers le DESS » puisque ce dernier est « beaucoup plus » court.
La TELUQ, très active dans la création de ces programmes courts ces derniers mois, a pour sa part vu le nombre de ses étudiants inscrits à un DESS en éducation préscolaire et en enseignement primaire augmenter de 61 % pour atteindre 506 l’an dernier. Le nombre de ses inscriptions à la maîtrise qualifiante dans la même spécialisation a quant à lui chuté de 47 % cet automne par rapport à la même période l’an dernier, pour se limiter à 54.
Cette diminution a été de 42 % en 2023 à l’Université de Montréal, pour cette même maîtrise, par rapport à l’année précédente. Une baisse qui a continué cette année, à un rythme de 22 %.
Le ministère de l’Éducation fait ainsi état, dans son dernier rapport annuel de gestion pour l’année 2023-2024, de 1042 inscrits à des DESS en enseignement. Cela représente 4,9 % des inscriptions totales à des programmes de formation menant à une autorisation d’enseigner, toutes catégories confondues, rapportées l’an dernier, soit 21 268.
« La mise en place des formations courtes est une des solutions qui existent afin de qualifier plus d’enseignants qui sont déjà dans nos écoles et qui enseignent présentement à nos élèves », affirme le cabinet du ministre Drainville dans une réponse écrite.
Des frais payés
Au-delà de l’attrait relié à leur durée plus courte, l’intérêt pour les DESS pourrait aussi s’expliquer par des incitatifs financiers mis en place par Québec, a appris Le Devoir. Le ministère de l’Éducation a ainsi prévu une somme de 6,4 millions de dollars pour l’année scolaire en cours afin de permettre notamment à des CSS de payer les droits d’études à ces programmes courts de personnes qu’ils emploient avec une tolérance d’engagement.
Cette mesure vise spécifiquement les étudiants suivant 10 DESS offerts par la TELUQ, l’UQAT, l’Université Concordia et l’UQAM, de même que le baccalauréat en adaptation scolaire et sociale de l’Université de Sherbrooke. « Les droits de scolarité de tous ces nouveaux programmes universitaires sont remboursés dans le cadre de cette mesure », confirme le ministère.
« En ce moment, le ministre est en train de généraliser le développement de ces voies-là, alors qu’il n’y a pas d’études au Québec qui appuient ce genre de formation. »
— Mylène Leroux
Cette mesure exclut toutefois les étudiants suivant une maîtrise qualifiante de 60 crédits en enseignement, une voie existant pourtant depuis le milieu des années 2000 et se voulant plus complète que ces nouveaux programmes courts, selon plusieurs acteurs du milieu. Dans ce contexte, « plusieurs de nos étudiants qui étaient déjà inscrits à la maîtrise se sont fait dire par leur employeur d’aller plutôt vers le DESS et de quitter la maîtrise », confie la doyenne de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal, Ahlem Ammar.
Les étudiants à la maîtrise qualifiante peuvent pour leur part avoir accès à certaines bourses de « persévérance » octroyées par leur université dans le cadre d’un fonds de 3 millions de dollars déployé à cette fin cette année par Québec. Ils ont donc accès à une cagnotte deux fois plus mince que celle allouée aux étudiants dans des DESS en enseignement.
Des impacts incertains
Il est d’ailleurs difficile de mesurer actuellement le taux d’abandon au sein des DESS en enseignement, puisque la plupart de ces programmes sont trop récents pour que des données à ce sujet aient été compilées. Mais sur le terrain, plusieurs acteurs du milieu s’attendent à ce que les enseignants non légalement qualifiés suivant ces programmes soient nombreux à les abandonner avant d’avoir obtenu leur brevet d’enseignement.
« La recherche, surtout aux États-Unis, démontre clairement que les gens qui sortent des programmes courts restent moins dans la profession. C’est un autre enjeu à ne pas perdre de vue » souligne la doyenne Ahlem Ammar. Un constat qu’avait d’ailleurs effectué le Conseil supérieur de l’éducation à l’endroit du programme court « Teach for America » dans un rapport paru en novembre 2023.
« Est-ce qu’on veut les former rapidement pour les perdre plus rapidement ou est-ce qu’on veut former des gens qui vont rester 30 à 35 ans dans la profession ? » se demande Mme Ammar.
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