Durement touchés par la crise du logement, de plus en plus de jeunes cognent aux portes de maisons consacrées à l’itinérance jeunesse au Québec. Le nombre total de demandes d’hébergement reçues par une dizaine de ces centres a grimpé d’environ 28 % en un an, selon les données obtenues par Le Devoir. Pleines à craquer, plusieurs de ces ressources sont contraintes de refuser d’accueillir des gens qui en ont besoin.
« En ce moment, il n’y a personne qui sort de l’itinérance, il n’y a que des gens qui y entrent. Il n’y a pas de logements ou ils sont trop chers », déplore Johanne Cooper, directrice générale de la maison Tangente. Située dans le quartier montréalais d’Hochelaga-Maisonneuve, cette ressource est l’un des 32 membres du Regroupement des Auberges du coeur, qui comptent en tout 34 maisons d’hébergement.
Ces dernières accueillent des jeunes sans-abri ou en difficulté qui sont âgés de 12 à 35 ans. D’après les informations que Le Devoir a pu recueillir auprès de dix de ces organismes desservant différentes régions, 4023 demandes d’hébergement leur sont parvenues au total en 2023-2024, par rapport à 3154 en 2022-2023. Pour cette même période, la moyenne de refus qu’ils ont dû formuler est passée de 75 % à 79 %, principalement en raison du manque de place.
« Ça ne me surprend pas », affirme la directrice générale du Regroupement des Auberges du coeur, Paule Dalphond. Sans pouvoir fournir de données précises, elle avance que le portrait global de ses 32 membres pointe aussi vers une hausse des demandes d’hébergement et une augmentation du taux de refus.
Rencontrée à la maison Tangente, Jessica Pinel Morneau, 27 ans, raconte y avoir séjourné à deux reprises de 2021 à 2023, après s’être retrouvée à la rue. Dans ce lieu aux grandes fenêtres que plusieurs appellent leur « chez-soi », jusqu’à 21 jeunes sans-abri âgés de 18 à 25 ans peuvent être accueillis, tous genres et sexes confondus. L’endroit offre de l’hébergement à court ou moyen terme, ainsi que du logement transitoire, où il est possible d’acquérir l’autonomie nécessaire pour rester en appartement de façon permanente.
Joviale et pleine d’énergie, Jessica s’exprime avec une pointe de colère dans la voix lorsqu’elle évoque son parcours de combattante pour se trouver une demeure. « J’étais frustrée et découragée. Je pensais que je ne trouverais jamais d’appartement. Ça a pris tellement de temps, quasiment un an », souffle-t-elle.
Depuis octobre dernier, elle a désormais un toit sur la tête, ce qui fait qu’elle va beaucoup mieux qu’avant, assure-t-elle, en affichant un grand sourire. « J’ai retrouvé mon chat, que ma soeur gardait pendant que j’étais en centre d’hébergement. J’ai aussi retrouvé l’envie de vivre », confie-t-elle, les yeux pétillants.
Lors du passage du Devoir à la maison Tangente en juin, Jessica s’était rendue à l’organisme pour s’y procurer des vivres et préparer des plats. Chaque mercredi, c’est jour de dépannage alimentaire, et tous les anciens résidents des lieux peuvent venir en profiter. Des odeurs de sauce à spaghetti émanaient de la cuisine lumineuse qui était bondée cet après-midi-là, signe qu’il s’agit d’un service prisé.
Itinérance « cachée »
Selon le plus récent rapport du dénombrement des gens en situation d’itinérance au Québec, qui s’est fait le 11 octobre 2022, les jeunes de moins de 30 ans avaient fréquenté davantage les logements transitoires que les autres types de ressources. Ils avaient cependant été proportionnellement moins nombreux que les autres groupes d’âge à avoir passé une nuit dans un hébergement d’urgence au cours des 12 derniers mois avant le dénombrement.
Depuis le début des années 2000, l’itinérance jeunesse n’occupe plus les rues de la même façon et s’est très largement invisibilisée, soulève le rapport. Marie-Noëlle Perron, co-coordonnatrice de la maison Tangente, explique que plusieurs jeunes vivent de l’itinérance « cachée ». Ils vont dormir quelques jours chez un ami, puis chez un autre, et ainsi de suite, dit-elle.
Rencontrée à l’organisme montréalais, où elle a autrefois séjourné, Christina Langlois-Mailloux, 26 ans, raconte s’être retrouvée à la rue en 2019. Depuis, la jeune femme volubile et charismatique a fait des séjours en maisons d’hébergement, mais aussi chez différentes personnes de son entourage.
« J’ai même dormi une nuit avec une amie dans sa voiture, relate-t-elle. Je me suis sentie vide, complètement perdue. J’avais peur parce que je ne savais pas ce qui allait m’arriver. J’avais perdu espoir en tout », ajoute-t-elle.
À court d’options, certains jeunes doivent se résoudre à habiter dans des campements de sans-abri dans la métropole, soulève Marie-Noëlle Perron. « Ça a été une expérience très traumatisante pour certains d’entre eux. Je ne pose aucun jugement sur ceux qui vivent en tente. C’est une solution à la crise sociale et à la crise du logement. Mais j’ai vu des jeunes qui y sont allés, faute d’avoir d’autres choix », dit-elle.
Mme Perron affirme également accueillir, à l’heure actuelle, des jeunes qui n’auraient pas fait appel aux services de l’organisme il y a quelques années. « Ce sont des personnes qui, par exemple, ont déjà un emploi ou vont à l’école à temps plein. Avant, ils étaient capables de se loger. Maintenant, ils nous contactent parce que même s’ils ont un revenu décent et qu’ils sont autonomes, ils ne parviennent pas à trouver des appartements ou à payer le loyer. »
Les gens qui arrivent à la maison Tangente sont désormais plus nombreux à consommer des drogues dures, comme des stimulants, remarque également Johanne Cooper. Ils ont aussi des problèmes de santé mentale plus lourds qu’avant, observe-t-elle, en montrant du doigt le manque de services sociaux.
Joint par Le Devoir, le cabinet de Lionel Carmant, ministre responsable des Services sociaux, affirme par écrit avoir « beaucoup investi » en matière de santé mentale chez les jeunes ces derniers temps. Il mentionne à ce titre le programme Aire ouverte, qui offre notamment des services psychosociaux aux Québécois âgés de 12 à 25 ans. Cette initiative a porté ses fruits, selon lui. « Chez les jeunes, on voit une diminution des listes d’attente [en santé mentale] », s’était d’ailleurs réjoui M. Carmant, en entrevue avec La Presse canadienne à la fin juin.
Des « cassures »
Souvent, les jeunes qui se retrouvent à la rue ont vécu des « cassures » durant leur enfance, explique Mme Perron. Selon le rapport du dénombrement des gens en situation d’itinérance au Québec de 2022, environ trois personnes en situation d’itinérance sur dix avaient été placées par la DPJ par le passé.
Le temps presse pour investir dans cette « richesse profonde » que sont les jeunes, selon Véronique Girard, directrice générale de SQUAT Basse-Ville, une Auberge du coeur située à Québec. « On est en train d’échapper une bonne partie de notre jeunesse », se désole-t-elle.
Pour remédier à la situation, il faut accorder plus de financement pour prévenir l’exclusion sociale des jeunes et faire en sorte que le système de santé et services sociaux soit plus adapté à leur réalité, estime-t-elle. Mme Girard est d’avis qu’il est aussi primordial de consolider les services pour ceux qui, malgré tout, passeront à travers les mailles du filet. Des mesures doivent être mises en place pour que les jeunes puissent se loger de manière décente et abordable, souligne-t-elle.
« Ce sont des personnes qui, par exemple, ont déjà un emploi ou vont à l’école à temps plein. Avant, ils étaient capables de se loger. Maintenant, ils nous contactent parce que même s’ils ont un revenu décent et qu’ils sont autonomes, ils ne parviennent pas à trouver des appartements ou à payer le loyer. »
— Marie-Noëlle Perron
De son côté, le cabinet du ministre responsable des Services sociaux réitère que la construction de logements abordables demeure la « meilleure façon » de prévenir l’itinérance. « Des projets de logements spécifiquement destinés aux jeunes en difficulté ou qui quittent la DPJ voient le jour aussi un peu partout au Québec », soutient-il.
Des annonces concernant certains groupes de jeunes plus à risque de se retrouver à la rue que d’autres, comme les ex-enfants de la DPJ, sont d’ailleurs prévues cet automne, affirme le cabinet de M. Carmant. « En 2022, nous avons posé un premier geste important en insérant dans la loi la possibilité pour ces jeunes de recevoir des services de la DPJ jusqu’à l’âge de 25 ans et que ceux-ci soient munis d’un plan de vie — qui inclut l’aspect logement — pour les jeunes qui atteignent 18 ans », rappelle-t-il.
Afin de mieux accompagner les organismes en itinérance jeunesse et de mieux cerner leurs besoins, le ministre responsable de la Jeunesse, Mathieu Lacombe, a notamment rencontré le Regroupement des Auberges du coeur mardi dernier, précise son cabinet au Devoir.
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